Court billet à propos des réunions durant lesquelles des rôles (lead, facilitateur, observateur, timekeeper, etc.) sont assignés aléatoirement, afin de favoriser leur déroulement.

Les rôles

Une réunion réussie suppose que chacun puisse mobiliser le langage pour extérioriser sa perspective propre, la réévaluer à l’aune de ce qui est écouté, et prendre le risque créatif d’une synthèse des perspectives, afin de les rendre opérationnalisables (cf. les travaux d’Edgar Morin sur la complexité et la dialogique).

Par contraste, les rôles sont, littéralement, des postures sociales qui policent les comportements personnels. Ils sont un mouvement de régulation depuis l’extérieur (social) vers l’intérieur (intime). Ils forment donc un terrain propice au développement d’un social cooling, voire d’une forme d’autocensure, voire d’un faux-self.

Les rôles relèvent d’un formalisme symbolique qui altère, structurellement et à dessein, la liberté d’écoute et d’expression, sans favoriser ni la remise en question ni la prise de risque créatif.

Légitimité arbitraire, contestable et à risque d’une contestation létigime

L’assignation l’aléatoire des rôles repose sur l’hypothèse implicite que chacun peut tenir n’importe quel rôle. Il en résulte que la légitimité qui découle de ce processus est littéralement arbitraire, car fondée par le processus lui-même, alors qu’il est lui-même contestable (cf. paragraphe précédent). La légitimité issue des rôles est donc contestable.

De plus, les différences interindividuelles sont telles que certaines personnes sont bien souvent plus à l’aise dans un rôle que dans un autre, et que les différences de compétences des uns et des autres vis-à-vis d’un rôle précis peuvent être considérables. La légitimité des rôles est donc légitimement contestable:

  • Par la personne qui se retrouverait assignée à un rôle (et qui aurait cependant le “droit” de le refuser – ce droit, opposable, dévoilant l’implicite nature du rôle assigné, qui serait un “devoir”)
  • Par quiconque qui considérerait que la personne aléatoirement légitimée dans un rôle n’est pas compétente pour l’exercice de ce dernier, ou bien qu’une autre personne serait davantage compétente.

L’assignation aléatoire des rôles repose sur une hypothèse implicite fallacieuse, et expose ainsi structurellement le déroulé de la réunion à une contestation de la légitimité des différents participants, possiblement à juste titre, avec les risques:

  • De dérives en conflits interpersonnels antagonistes de la sécurité psychologique par ailleurs largement reconnue comme essentielle (réf)
  • De ne pas mettre les compétences en vis-à-vis des besoins réels (“skill congruence”, réf).

Le mythe de la réunion cadrée et réussie

L’un des objectifs de la mise en place des rôles est de faire en sorte qu’une réunion se déroule comme prévu. Ce qui suppose de la prévoir, c’est-à-dire que le sujet abordé soit non seulement clairement défini, mais également pertinent, et qu’elle soit préparée en amont par chacun. En cas de meeting mal préparé, ou dans lequel un imprévu se manifeste, ce souhait d’un déroulement prévisible et rassurant est tout à fait contre-productif.

Or, les réunions étant des processus sociaux, et chacun de nous étant par nature imprévisible et complémentaire, elles sont par nature imprévisibles. C’est d’ailleurs pour cela que les réunions sont nécessaires: pour synchroniser les imprévisibles et dépasser les antagonismes.

Les rôles, en cherchant à rendre prévisible ce qui ne peut pas et ne doit pas l’être, prennent le risque de vider les réunions de dissidences, qui ne cessent pas pour autant d’exister mais se transposent dans un espace de frustration personnel ou interpersonnel, plutôt que d’essayer de les réconcilier.

Un résultat qui interroge

Contrairement à ce que les paragraphes précédents peuvent laisser penser, des rôles assignés aléatoirement peuvent véritablement faciliter une réunion.

Cette contradiction peut s’expliquer par le fait qu’un choix de responsabilité aléatoire n’est pas pire, et parfois meilleur que le fonctionnement habituel des réunions. Dans ce cas-là, ce ne sont pas tant les rôles aléatoires qui fonctionnent, que les réunions habituelles qui dysfonctionnent.

Plus précisément: la participation constructive à une réunion suppose des compétences sociales élevées. Liste non exhaustive: expression, écoute, argumentation construite et bienveillante, primauté des avis sur les opinions, respect des agendas de chacun et, dans une certaine mesure, acceptation de l’imprévu.

Les rôles peuvent permettre d’établir artificiellement les responsabilités correspondantes. Le succès de l’artifice révèle, cependant, non pas la pertinence des rôles, mais au choix et dans le contexte de la réunion:

  • le manque de compétences sociales des participants, et/ou
  • l’incapacité à reconnaître ces compétences sociales chez les autres participants, et/ou
  • l’incapacité à articuler ses compétences sociales propres avec celles des autres afin de créer une compétence collective (“strategy”, ref)

Dit autrement: que notre aptitude à nous organiser ne soit pas drastiquement meilleure que des rôles choisis aléatoirement devrait nous interroger sur ladite aptitude que nous prétendons avoir, laquelle n’est pas meilleure qu’un placebo, bien davantage que sur le placebo lui-même.

Un solutionnisme en forme de pis aller toxique

Les rôles aléatoires, tout comme la démocratie athénienne familiarisait par nécessité chaque citoyen à la situation de gouverner, familiarisent chacun avec la nécessité d’écouter, d’impulser, de faciliter, de veiller au respect du temps de chacun, de donner des retours.

Et simultanément, ces rôles sont aussi potentiellement un alibi tout trouvé pour ne se focaliser au mieux que sur une seule de ces dimensions à la fois. De surcroît, ils nous masquent d’autres éléments plus essentiels (sécurité psychologique, approche pensée complexe et dialogique, congruences des compétences et des besoins, coordination collective, cf. références précédentes).

Conclusion

Il est d’autant plus tentant de se reposer sur ces rôles aléatoires qu’ils entretiennent l’espoir que les meetings seront désormais plus constructifs. A contrario, c’est plus exigeant et surtout désagréable de faire le constat d’une forme immaturité collective. En se manifestant durant les meetings, c’est pourtant elle qui en limite drastiquement l’intérêt au point qu’ils sont parfois vécus comme inutiles, voire contre-productifs. Or ce constat, si désagréable qu’il soit, est un diagnostic préalable nécessaire pour essayer d’y apporter une réponse qui ne saurait être autre pour être durable et réelle que celle d’une responsabilisation de chacun quant à une maturité individuelle. C’est bien à ce prix-là que les discussions deviendront constructives, l’intelligence collective ayant comme pire ennemie la bêtise individuelle.

Credit: Photo by Kyle Head on Unsplash